Comment les économistes voient-ils les débats sur les retraites?

La réforme des retraites, présentée mardi 10 janvier par la Première ministre Elisabeth Borne, fait du report de l’âge légal de départ sa mesure phare. Toutefois, un consensus ne semble pas émerger parmi les économistes, tant sur le choix des leviers que sur la nécessité de cette révision du système. Cette revue du débat s’articule autour de quatre questions cardinales, pour rassembler les avis sur une réforme qui mobilise un front uni d’organisations syndicales contre elle, une première depuis 2010.

24 janv. 2023

La réforme des retraites est-elle absolument nécessaire ?

Pour Nathalie Chusseau, professeur d’économie à l’Université de Lille, la situation économique du pays l’impose. S’appuyant sur la dégradation du rapport cotisants-retraités (il y avait dans les années 1960 quatre cotisants pour un retraité, aujourd’hui il n’y en a plus qu’1,4), elle énonce ainsi : « le rapport du Conseil d'orientation des retraites (COR) et les simulations qui sont faites montrent qu'on va avoir un déficit récurrent" de notre système de retraites "sur les 25 prochaines années" ».

Pourtant, le dernier rapport du COR « fait aujourd’hui état d’excédents », rappelle Thomas Porcher, professeur à la Paris School of Business, dans un débat sur Franceinfo avec Nathalie Chusseau. Plus précisément, un excédent de 900 millions d’euros existait en 2021, de 3,2 milliards en 2022. Selon l'estimation du COR, « entre 2023 et 2027, le solde du système de retraite se dégraderait sensiblement » pour atteindre un déficit de 0,3 à 0,4 point de PIB selon les scénarios – et resterait négatif au moins jusqu'en 2032. Ces quelques dixièmes de point de PIB, de l’ordre de « l’épaisseur du trait » pour Thomas Porcher, représenteraient un peu plus de 10 milliards d'euros annuels pour un PIB de 2 500 milliards en 2021. La majorité des scenarii prévoit un retour à l’équilibre progressif, entre « le milieu des années 2030 » et « la fin des années 2050 », selon les hypothèses. « Le rapport du COR montre bien que le système n’est pas en danger : presque tous ses scénarios prédisent un retour à l’équilibre du système », souligne l'économiste Michaël Zemmour, professeur à l’Université Paris-I, pour Challenges. Il peut être utile de rappeler à cet égard que le COR prévoyait dans son rapport de 2013 un déficit de 20 milliards d’euros pour 2022, loin de l’excédent actuel : les prévisions de long-terme, sur lesquelles on fonde aujourd’hui une si importante réforme de société, sont une science qui n’est pas exacte.

Toutefois, « le mode de calcul du COR sous-évalue les déficits » pour certains économistes, comme Nicolas Marques, directeur général de l’Institut économique Molinari, pour Ouest France. Selon lui, les retraites des fonctionnaires sont équilibrées par une sur-cotisation des employeurs publics. En considérant ces cotisations comme des subventions, le déséquilibre réel des retraites serait de 2,8 % du PIB en 2020.

Le véritable problème pourrait être plutôt celui de la gestion des dépenses publiques. « Passer la retraite à 65 ans au début des années 2030 ne vise pas "à rétablir l'équilibre" pour "sauver le système" mais bien à ramener les dépenses de retraite à marche forcée autour de 12,5 points de PIB, dans une stratégie de réduction des dépenses publiques (austérité). » selon Michaël Zemmour. La question sous-jacente est celle des leviers de cette réduction : Toutefois, « Est-ce que c'est aux vieux de payer la dette publique ? ». Non, « c'est à l'État, les gouvernants de trouver des ressources financières dans les endroits qui seraient les moins douloureux », pour Thomas Porcher.

Le système français de retraite est-il aujourd’hui efficace ?

« Le système français de retraite est actuellement satisfaisant » pour Henri Sterdyniak, économiste à Sciences Po, dans une tribune pour Le Monde. Selon le dernier rapport du COR, les individus à la retraite ont un niveau de vie quasi équivalent à celui des personnes en activité. Le taux de pauvreté des retraités est également largement plus faible que celui du reste de la population et reste nettement plus bas que dans les autres pays de la zone euro. Par ailleurs, le taux de remplacement du salaire est plus élevé pour les bas salaires que pour les hauts revenus (85% contre 60%), ce qui est un signe d’équité.

« Toutefois, depuis 2015, le ratio entre pensions et salaires se dégrade et le taux de pauvreté des retraités augmente ». En effet, les retraités ont subi une baisse de près de 10% de leur pouvoir d’achat depuis 2017, comme suite à la hausse de la CSG et à la sous-indexation des pensions versées. Enfin, au fil des nombreuses réformes menées depuis trente ans, « les personnes partent à la retraite de plus en plus tard, avec le passage de l’âge légal de 60 à 62 ans à partir de 2010, et l’augmentation progressive, depuis une loi de 2014, du nombre de trimestres pour avoir le taux plein (43 ans en 2035) », pour Claire El Moudden, économiste spécialiste des retraites à l’université de Caen, pour l’Express. « Selon le Conseil d’orientation des retraites, l’âge moyen approcherait 64 ans en 2040, ce qui correspondrait à l’équilibre du système ». Car si l’âge légal (à partir duquel un assuré peut demander sa retraite) est fixé à 62 ans, une décote est appliquée si la durée d’assurance n’a pas été atteinte. L’âge d’obtention automatique du temps plein est de 67 ans.

La majorité des voisins européens de la France présente un âge légal autour de 65 ans. Il faut néanmoins souvent distinguer l’âge minimal de départ et l’âge légal à taux plein. L’âge moyen de départ effectif dans l’UE est de 64,3 ans pour les hommes et de 63,5 ans pour les femmes ; il est de 64,5 ans en France. Au-delà, l’âge légal n’entraîne pas la mise à la retraite d’office : 27,5% des personnes âgées de 65 à 74 ans continuaient à occuper un emploi en Estonie et au moins 17 % de cette classe d’âge avaient un emploi en Lettonie, en Irlande, en Suède, en Lituanie et au Portugal.

N’y a-t-il aucune alternative au report de l’âge légal ?

Le choix du Gouvernement est d’allonger la durée de cotisation pour « rééquilibrer les comptes » et « sauver le système par répartition ». Pourtant, d’autres solutions semblent envisageables pour combler des déficits annoncés à 10 milliards d’euros par an. Selon Michaël Zemmour, il existe trois leviers : « l’âge effectif de départ à la retraite, le niveau des pensions, le financement. Mais Emmanuel Macron exclut de toucher aux pensions ou d’augmenter le financement, ce qui ne lui laisse par conséquent que le paramètre de l’âge de départ à la retraite. »

Certains, comme le centre de réflexion Terra Nova, regrettent pourtant que cette réforme ne fasse peser le poids de ce rééquilibrage que sur les épaules des actifs. Le think tank propose d’abord de mettre à contribution les entreprises, en décidant par exemple de la fin des exonérations de cotisations comprises entre 1,6 et 3,5 SMIC, pour un total de 4 milliards d’euros d’économies. Une augmentation de concert des cotisations patronales et salariales est une solution avancée par les organisations syndicales ou des économistes, comme Éric Berr, professeur en économie à l’université de Bordeaux : « Il suffirait d’une augmentation de 2 euros par an pour le patron et le salarié pour résorber le déficit prévu par le COR ». Michaël Zemmour propose par exemple d’assujettir l’épargne salariale à des cotisations retraite (pour 3 milliards d’euros par an) ou de supprimer la baisse de la CVAE (8 milliards par an), dans Alternatives Économiques.

D’autres envisagent également de ponctionner les versements faits aux retraités. Si les retraites vont mécaniquement baisser par rapport au PIB dans les projections du COR, une désindexation ciblée des pensions est en fait le troisième moyen de rééquilibrage du système.

Enfin, une solution avancée est le développement d’une part de capitalisation. Le principe est « d’épargner pour financer une partie des retraites par les plus-values, par les dividendes, et éviter d’avoir à ponctionner trop les actifs, à ponctionner trop l'économie ou reculer trop loin l’âge de la retraite », selon Nicolas Marques. Un objectif corollaire à celui-ci est de réduire les cotisations retraite et partant ce qui est défini comme « le coût du travail ». Au-delà de la question de la capacité d’épargne, fonction notamment de l’aisance financière des ménages, la question de la protection des épargnants face aux fluctuations cycliques des marchés financiers n’est pas intégrée à cette approche. C’est pourtant la garantie des revenus de remplacement qui fait la différence entre une prestation de retraite fondée sur la mutualisation et un investissement boursier où l’individu est seul face au risque porté par l’épargne.

Quelles conséquences pour la justice sociale ?

La réforme présentée mardi par le Gouvernement annonce un minimum retraite à 85% du SMIC, soit 1200€, pour les retraités après une carrière complète. « On peut se réjouir évidemment de cette mesure-là », avance Nathalie Chusseau. Par ailleurs, même si la réforme prévoit le maintien d’une attention aux carrières longues, tous les travailleurs sont concernés par le report de 2 ans. Pour autant, « une hausse brutale de l’âge requis frapperait ceux qui ont commencé à travailler avant 23 ans, en particulier des ouvriers, qui ont du mal à se maintenir en emploi après 58 ans. Elle ne créerait pas des emplois pour les 1,2 million de personnes qui s’ajouteraient à la population active disponible », selon Henri Sterdyniak.

En termes d’âge de départ, une note de l’Institut des Politiques Publiques met en avant le fait que, la réforme actuelle ne prévoyant pas de décaler l’âge d’annulation de la décote, les personnes ayant eu une carrière hachée ne seront pas obligées de travailler plus longtemps pour avoir une retraite à temps plein : « Ce sont davantage les catégories intermédiaires dans l'échelle des revenus, y compris celles qui se situent dans la moitié supérieure de cette échelle, qui sont susceptibles d'être les plus touchées par la réforme à venir » conclut l’IPP. Néanmoins, « si elles ne sont pas touchées par la réforme en termes d'âge, les personnes invalides et inaptes (dont l’âge de départ à taux plein est maintenu à 62 ans) et les personnes à carrière incomplète seront, en revanche, pour une partie d'entre elles touchées en termes de montants des pensions ».

Enfin, la question de l’espérance de vie à la retraite se pose également. « Compte tenu de la révision récente des projections d’espérance de vie, toute hausse de l'âge au-delà de celle qui est déjà prévue tirerait de nouveau à la baisse la durée de retraite », tance le Comité de suivi des retraites. Comme le rappelle un article publié par Libération, 25% des plus pauvres sont déjà décédés à 62 ans. Cela se double du fait que l’espérance de vie en bonne santé est aujourd’hui estimée à 62,7 ans en moyenne pour les hommes et 64 ans pour les femmes.

En somme, la réforme annoncée par le Gouvernement ce mardi 10 janvier consiste à privilégier l’allongement de la durée de travail sur les autres leviers possibles. Le déficit avancé pour expliquer la réforme est de l’ordre de 10 milliards d’euros par an ; le levier de la hausse des cotisations n’est pas employé. Finalement, avec l’enjeu sous-jacent de maîtrise des dépenses publiques, la question de la justice sociale se pose en termes de répartition « équitable » des efforts ; à ce titre, le Gouvernement met en exergue l’avancée constituée par la hausse du minimum vieillesse (pour une carrière complète). La question qui reste posée est celle des conséquences pour ceux qui ont commencé à travailler tôt ou qui ont eu une carrière heurtée.